Inutile de rappeler ce que représente Football Manager et l’influence que ce jeu de gestion footballistique a pu avoir sur des milliers de passionnés depuis maintenant plus de deux décennies. Chaque nouvelle mouture fait frémir avec son lot de nouveautés qui sont censées rendre parfait un produit déjà parfait. Problème, depuis quelques saisons, Football Manager s’est complexifié sur bien des aspects pour paradoxalement devenir finalement plus simple. Plongée entre gegenpressing cheaté, algorithme tyrannique, mercato pourri et YouTubeurs à foison.
Deux saisons. Il m’aura fallu seulement deux saisons, pour foutre l’Atalanta de Bergame sur le toit de l’Europe. En quelques heures de jeu, j’ai construit, sans forcer, une équipe, certes déjà bien établie en Serie A, pour remporter une Ligue des Champions, un titre national, deux Coupes d’Italie et une Super Coupe d’Italie. Nous sommes en juin 2021, et ma partie est déjà finie.
Alors, qu’on se le dise immédiatement, s’asseoir sur la tête de tout le monde en partant d’une bonne équipe comme l’Atalanta, n’a rien d’un exploit infaisable. Depuis l’opus 2003 (L’Entraîneur à l’époque), d’anciennes parties m’ont vu le faire avec Swansea, le Rubin Kazan et même avec Consolat (aujourd’hui appelé l’Athlético de Marseille). D’autres sessions m’ont fait voyager entre le FC Sydney, Boca Juniors ou la République Centrafricaine. Il m’est même arrivé de faire un lifeban avec Sochaux. Mais ce qui caractérisait ces anciennes parties, c’est la chronologie de la réussite. Entre tâtonnements tactiques, galères financières, développement de réputation et scouting intensif, il fallait parfois patienter des dizaines de saisons avant de réaliser quelque chose de grand. Depuis Football Manager 2019, ce délai s’est réduit. Depuis Football Manager 2020, ce délai a carrément disparu. Mais que s’est-il passé pour en arriver là ?
Gegenpressing, corner au premier poteau et roulez jeunesse
En 2014, quand Sports Interactive a dévoilé les dernières nouveautés de Football Manager, la plus grande révolution concernait les rôles tactiques des joueurs sur le terrain. Auparavant, un milieu centre était schématiquement “offensif” ou “défensif”. Avec cette refonte, son rôle peut désormais osciller entre “mezzala“, “meneur de jeu en retrait”, “meneur de jeu avancé”, “box to box“, “carilero” etc. Et ceci concerne chaque poste sur le terrain. La conception d’une tactique devient alors personnalisable dans les moindres détails, de l’intensité du pressing aux consignes particulières sur des touches défensives, on pouvait alors y passer des heures… pour finalement perdre son premier match et tout recommencer jusqu’à trouver la solution (presque) parfaite. Or, avec le temps et au fil des éditions, la tactique des Football Manager s’est toujours plus complexifiée à l’extrême pour finalement apparaître comme très simple.

Primo, en proposant des tactiques prédéfinies et directement adaptées à votre effectif, Football Manager vous mâche clairement le travail. Deuxio, on comprend vite que la tactique proposée sous le nom de Gegenpress, cher à Jurgen Klöpp, transforme très rapidement votre équipe généralement disposée en 4-2-3-1 en grosse machine à gagner. Un rapide tour sur quelques forums pour se rendre compte que cette tactique est souvent accolée aux mots “cheat” et “plug-and-play“. En somme, tout ce qui faisait le sel de Football Manager est vulgarisé au possible pour offrir un simulacre de conception tactique avec une formule quasi-magique.
Pour terminer de mettre toutes les chances de son côté et influencer un maximum l’algorithme des matchs (on y reviendra plus tard), se pencher principalement sur les corners offensifs est une bonne solution. L’outil de conception des coups de pied arrêtés propose de nombreux choix. Après avoir essayé quelques combinaisons, l’une d’entre-elles apparaît comme ultra-efficace. Demander à un bon tireur de corner de viser le premier poteau, tout en y plaçant un joueur avec une bonne note en jeu de tête garantit un bon paquet de buts dans la saison. De façon systématique les corners débouchent sur un but direct, un cafouillage puis un but ou à défaut une occasion nette… en attendant le corner ou le coup-franc suivant.
Ce moteur tactique qui ressemblait à l’origine à une belle promesse sur le papier, est rapidement devenu un monstre avec de grossiers travers. Alors oui, il est toujours possible de créer sa propre tactique en partant de zéro, mais en mettant un minimum d’implication, de logique et de QI football, on se retrouve toujours rapidement avec une tactique qui tourne sans trop de difficultés. De quoi ravir les néophytes finalement…
Un mercato invraisemblable et débile
Le deuxième axe qui facilite la vie des joueurs, c’est la gestion à long terme des autres clubs par l’IA et notamment le marché des transferts. Comme dans la vraie vie, l’argent coule à flot, mais le problème c’est que dans le jeu il coule vraiment n’importe comment. Beaucoup de clubs ont les caisses pleines et les finances prospères, surtout en Chine et en Angleterre, du coup il n’est pas rare de recevoir des offres aberrantes et gonflées pour ses propres joueurs. Votre club n’a pas de pouvoir d’achat ? Aucun problème, en négociant à peine on peut se retrouver assis sur un trésor de guerre en se débarrassant de joueurs pas spécialement indispensables.
Quelques exemples concrets :
Hans Hateboer* et Maximilian Wöber, deux solutions de rechange vendus respectivement pour 49M€ et 68M€ cash. Deux joueurs qui sortaient d’une saison carrément moyenne, sans avoir performé outre-mesure. Josip Illicic* cramé, âgé de 34 ans et en fin de contrat sous peu, vendu 10,5M€ en Chine. Idem pour Marten de Roon*, 31 ans, à peine titulaire et échangé contre 30M€ au Beijing Guoan. L’exemple le plus frappant est celui de Mickaël Cuisance, acheté pour 18,5M€ au Bayern Münich et revendu facilement après deux saisons dégueulasses pour 40M€. Du trading primitif qui peut même déboucher sur une vente de Maxime Lopez pour… 60M€. Si le modèle s’arrêtait à cette étape, on oserait pas relever l’aberration. Mais il y a pire. De quoi faire passer les transferts de Pro Evolution Soccer en Ligue des Masters pour des transactions plausibles.
*avant de remporter la LDC
Trading FACILE TRADING FACILE II
Car oui, une fois assis sur votre tas d’argent facile, il faut encore pouvoir le dépenser. Aucune inquiétude, la faisabilité des transferts est large. Quand auparavant (comprenez dans les anciennes versions) il fallait négocier serré et se réjouir d’attirer un top player ou un crack dans son équipe moyenne, l’édition 2020 regorge d’affaires à saisir. Il suffit de se pencher pour les ramasser. Ou tout simplement de scruter la liste des transferts et celle des fins de contrat.
Un joueur est mécontent ? Liste des transferts. Il refuse de prolonger ? Liste des transferts. On ne sait pas pourquoi ? Liste des transferts. C’est bien simple, sans mener aucune action de scouting ou de recrutement, il est possible de construire une équipe compétitive pour le présent et pour le futur en se basant uniquement sur la liste des transferts. L’IA répond souvent au caprice d’un joueur par sa mise en vente, peu importe ce qu’il représente, sa forme et le statut qu’il peut avoir. Quelque soit le niveau de votre club, les bonnes affaires sont multiples, du joueur confirmé au grand espoir, le plus difficile est juste de choisir. Se creuser la tête pour construire son effectif est une lointaine histoire. Et si ça ne suffit pas, dès le mois de janvier il est possible de contacter les joueurs en fin de contrat six mois plus tard. Jusqu’ici rien d’anormal. Mais quand chaque début d’année la liste des futurs free agents est garnie d’affaires en or, on se demande comment sont gérés les clubs. La réponse : n’importe comment.
Les transferts entre clubs gérés par l’IA sont carrément débiles, surtout au niveau des grands clubs, ce qui amène logiquement et inéluctablement un appauvrissement de leur niveau global. Un cas typique, celui de la Juventus de Turin. Habituée à gérer ses mercatos de façon intelligente dans la vraie vie, c’est tout le contraire dans le jeu. Les dirigeants ne font que des choix incompréhensibles pour littéralement faire régresser le club en deux ou trois saisons.
Quelques exemples :
Nabil Fékir acheté 72M€, puis prêté la saison suivante à l’Ajax Amsterdam. Mariano Diaz (oui, oui), acheté 20M€ puis revendu la saison suivante au Milan AC pour 25M€ après un exercice soldé par 20 matchs et 6 buts… Franco Vazquez, 32 ans, acheté 27M€ puis placé la saison suivante sur la liste des transferts pour 11M€. Achat de Ciro Immobile, 31 ans, pour 47M€. Nikola Vlasic acheté 61M€ au CSKA Moscou. Arrivée libre de Gérard Piqué à 35 ans, pour un salaire de 920K€/mois. Ou encore transfert de David Neres pour 105M€ arrivé tout droit de Dortmund où il venait de signer pour 45M€.
Plusieurs choses sont régulièrement marquantes :
● Des transferts à rebonds. Combien de joueurs arrivent dans un club A lors de l’année 1 pour un gros montant, puis partent dans un club B l’année 2 pour le même montant après n’avoir quasiment rien fait dans le club A.


● Des clubs qui empilent les joueurs sans aucune logique sportive ou financière. Ce qui donne des effectifs déséquilibrés et des mercatos fertiles mais totalement incohérents.


● Des transferts qui ne répondent à aucun besoin. Un club peut déjà posséder quatre ou cinq buteurs et en acheter deux autres, tandis que sa défense est légère en nombre et en qualité. En gros, ils ont de l’argent et ils doivent absolument le dépenser sans que ça corresponde à quelque chose de cohérent. Ils vont traverser leur saison avec six buteurs achetés pour des sommes folles et un seul défenseur latéral gauche ignoble. Comme pour le point précédent, on arrive très vite à des effectifs déséquilibrés.
● Un maximum de transferts de jeunes espoirs entre clubs gérés par l’IA pour des montants corrects. Dans le cas précis où il s’agit d’une demande de transfert d’un humain vers l’IA, le club peut par contre vous réclamer de façon fixe un montant de 135M€ pour un joueur de 17 ans sans aucun match professionnel, quand il partirait pour maximum une dizaine de millions d’euros avec l’IA. Les grands clubs accumulent alors les espoirs, la majorité ne jouent pas, dans le meilleur des cas sont multi-prêtés et n’évoluent finalement pas, avant de terminer… sur la liste des transferts ou en fin de contrat. Reste à récupérer les meilleurs, les développer (ou pas d’ailleurs) puis de les revendre pour 50M€ et ainsi de suite.
18 ANS, JEUNE PRODIGE, GRATUIT. 20 ANS, JEUNE PRODIGE, GRATUIT.
En résumé, la gestion du marché des transferts par l’IA est majoritairement catastrophique et plus particulièrement pour les grands clubs. Leurs finances sont prospères alors le jeu considère qu’il faut qu’ils dépensent. N’importe comment, sur n’importe qui, sans aucune logique ni vision à long terme. Le résultat est rapidement visible, leurs effectifs sont tellement déséquilibrés et peu cohérents qu’il en devient rapidement facile de les dépasser avec un club moyen au recrutement financé par les ventes à l’IA. En conjuguant ceci avec leur propension à se débarrasser inexplicablement de certains de leurs joueurs, si vous faites preuve d’un peu de bon de sens, l’affaire est pliée.
La dictature de l’algorithme
L’arrivée du moteur de matchs en 3D sur Football Manager 2014 était pleine de promesses. L’animation était certes sommaire et digne d’un mauvais jeu de foot sur PS2, mais au moins fini les petits pions ronds sans saveur, votre tactique peaufinée pendant des heures et vos joueurs fétiches s’animent enfin sous vos yeux en trois dimensions.
L’indulgence des premiers jours a laissé place à l’agacement. Six années plus tard, le moteur 3D qui n’a pas tant évolué que ça, rend clairement visible les limites de l’algorithme qui régit le résultat des matchs. Il est évident qu’une simulation truffée d’autant de données en tous genres soit nécessairement dirigée par un puissant algorithme. Ce qui est dérangeant, c’est que la sensation de vivre des événements chroniques scriptés et inéluctables se fait de plus en plus prégnante. En clair, si l’IA a décidé que vous deviez perdre un match, vous le perdrez. Et qu’importe la manière.
Cela se traduit dans un match par un scénario très souvent frustrant, dont on a le sentiment de connaître déjà la suite et surtout la fin. Quand votre attaquant manque tout et additionne les poteaux ou les 1 v 1 ratés, vos défenseurs ne mettent plus un pied devant l’autre, balancent le ballon au hasard dans l’axe, courent à côté des actions, l’IA quant à elle est létale sur la moindre action simulée. Frustrants sont ces matchs censés être pliés qui se retournent inexplicablement contre vous. L’IA multiplie les corners, les coups-francs et finit toujours par remonter, voire même gagner. Et, quand malgré tout vous tenez bon, les plus grosses folies se passent souvent avec votre gardien de but qui fait n’importe quoi, pourvu que vous preniez ce(s) maudit(s) but(s). Comme si l’ordinateur n’avait plus que ça en stock pour traduire visuellement le résultat de son algorithme. Ici, se trouve alors tout l’intérêt de travailler vos tactiques de corners, coups-francs et même touches longues. Il m’est arrivé pendant quelques matchs d’inscrire uniquement des buts sur ce type d’action, puisque mon équipe devait marquer, j’ai facilité sa simulation de buts.
D’autres scénarios se répètent souvent. N’avez-vous pas remarqué combien vos anciens joueurs marquent contre vous ? Ils réalisent à chaque fois le match de leur saison ou de leur vie. Comme si l’IA avait plaisir à pouvoir afficher son fameux message d’après-match pour vous le rappeler. Après une belle série de victoires, votre équipe peut tomber inexplicablement dans une crise de résultats ou de blessures, comme pour vous ramener sur terre. Encore une fois, l’algorithme est logique la grande majorité du temps. L’IA est censé être plus efficace que l’homme, ce qui est normal pour corser la difficulté. La plupart des défaites ou des blessures sont également logiques. Il serait trop aisé d’expliquer nos échecs par la faute de l’ordinateur. Seulement, certains matchs ont une issue calculée à l’avance et ce qui pose vraiment problème c’est la façon dont est gérée cette finalité. Quand vous gagnez vous avez l’impression d’y être pour quelque chose, parfois quand vous perdez vous avez beau tout faire, l’issue est calculée. L’incohérence, le sentiment d’impuissance et les dingueries de vos joueurs font perdre une grosse part de crédibilité aux simulations.
Twitch et YouTube : frères tueurs
Combien sommes-nous ? Des joueurs de la première heure qui se détournent malgré nous de notre compagnon de toujours ? Après avoir passé tant de nuits à jouer un dernier match, usé tant de pages de cahiers en classe pour griffonner des compositions à la va-vite, après avoir rêvé devant les exploits de Tsigalko ou Mokoena. Fiers de voir Mascherano et Robinho arriver en Europe et de dire qu’on les connaissait déjà. Fiers de ne pas accrocher au mode carrière d’un FIFA tellement simplet. Fiers d’être passionnés par ce jeu “qui n’est qu’une suite de tableaux illisibles“. Mais aujourd’hui, même si les tableaux sont plus beaux et que la base de données est toujours aussi pertinente, nous lâchons petit à petit. Mais en vérité, nous ne sommes pas responsables. C’est Football Manager qui s’éloigne de nous.
FM se démocratise. Il veut draguer plus de monde. Il veut attraper la nouvelle génération comme il nous a attrapé il y a vingt ans. Alors FM change et parle à ces diables avec leur langage diabolique. Il faut séduire ces jeunes impatients biberonnés au marketing d’un football rapide. Ils préfèrent les résumés de match, se détruisent sur FUT, idolâtrent des YouTubeurs et adorent les footballeurs hommes-sandwichs de leur époque. Ils donnent de la tête partout et jouent à tout très vite. Comment les accrocher avec un jeu de gestion sur lequel il faut passer des jours et des nuits avant d’obtenir un semblant de quelque chose de positif ? Comment vendre une simulation où la patience est mère de sûreté ? Car oui, auparavant dans les anciens Football Manager il fallait réfléchir sans pour autant réussir. Il fallait prospecter des heures durant. Et même en y vouant tout notre temps, rien n’assurait d’obtenir le succès. Cette frustration était notre addiction, notre moteur.

Aujourd’hui, un rapide tour sur YouTube suffit pour comprendre que les développeurs ont choisi une orientation qui les coupe inéluctablement de leur coeur de cible pour s’ouvrir au plus grand nombre. Impossible de compter les résumés de parties en live, les vidéos expliquant qui sont les meilleurs wonderkids et les astuces tactiques pour être sûr de tout gagner rapidement. FM veut accrocher rapidement des néophytes et des joueurs occasionnels par la gagne facile. Qui suivrait aujourd’hui un live Twitch d’un gamer qui éplucherait ses rapports de recruteur pendant 1h30 ? Pour terminer de tuer tout suspense, Sports Interactive a même rajouté (en option payante) un éditeur de jeu en temps réel qui permet littéralement de modifier toutes les données, les joueurs, les équipes, se rajouter de l’argent, blesser vos adversaires… en gros, tricher comme si vous vous appeliez Dieu.
L’opportuniste Bruce Grannec, ancien e-joueur professionnel de FIFA, rencontre un succès inexplicable avec des vidéos live où il martèle le bouton “Continuer” et où ses abonnés choisissent les recrues dans les commentaires. Jusqu’alors plutôt confidentiel, combien d’articles ont fleurit sur Football Manager ces derniers temps ? Tous les médias ont leur mot à dire. De GQ à l’Équipe en passant par La Provence ou Ouest France, tous nous conseillent des pépites, des tactiques ou des challenges à relever, s’érigeant comme des experts de la première heure. FootMercato, vous révèle même comment bénéficier de “cheats”…
En penchant pour une démocratisation massive de son fleuron, Sports Interactive est en train de trahir son essence la plus pure. Le jeu perd en cohérence et en difficulté. Mais nous sommes là face à un débat vieux comme le monde : faut-il changer pour réussir à toucher tout le monde ? En essayant de plaire à tout le monde, Football Manager est surtout en train de plaire à n’importe qui. Chaque année pourtant, nous attendrons fébrilement la prochaine version. Mais en bons possessifs et jaloux que nous sommes, nous regardons notre perle s’éloigner de nous en même temps que nos souvenirs et notre jeunesse.
Pour aller plus loin sur Football Manager, connaissiez-vous l’histoire de To Madeira, le joueur qui n’existait pas ?