Les pubs sont parfaitement ciblées et traînent une remorque de clichés sur la jeunesse des quartiers. Les sites et les applications de paris sportifs ont réussi à faire du foot un prétexte pour vendre du rêve aux banlieusards.
Cet article est également à retrouver dans le magazine substitute. 005, disponible au format digital et papier.
« Normalement je devais arrêter mais il y a trop de matchs qui me donnent envie wallah ! J’ai un collègue qui a pris 800€ le weekend dernier pour 10€ de mise, ça me fait chauffer. En plus c’est le retour de la Ligue des Champions, t’as des matchs donnés avec des belles cotes là… » Yacine, 28 ans, traîne sa gouaille entre Frais-Vallon et la Rose dans les quartiers nord de Marseille. Il jongle entre les gaches de carreleur, sa profession de base, et les piges en chauffeur Uber « parce que le carrelage ça fait tarpin mal au dos au bout d’un moment. » Joueur de football amateur, il est pourtant de ceux qui ne regardent que les gros matchs à la télé. Et encore. « En vrai, on se pose en mode chicha, on discute et on rigole. On chauffe ceux qui ont misé sur le match et on snap leur tête quand ils perdent de l’argent. » Pourtant quand on regarde les tickets validés par Yacine, on peut se dire que le garçon est un sacré spécialiste du football. Des paris ici sur la Ligue 2, là sur la Liga, mais aussi sur des matchs incongrus en Ecosse ou au Chili. « Je mise sur des matchs, je ne connais même pas les joueurs. Je regarde si la cote m’intéresse, la forme récente de l’équipe et je suis les conseils que je trouve à droite ou à gauche. J’essaye de ne pas regarder les matchs où j’ai misé, ça me met la haine quand je perds, encore pire quand j’ai fait un combiné et que dès le premier match c’est mort. » Des Yacine il y en a des milliers en France. Matrixés par cette promesse d’argent facile et rapide à se faire sur un sport qu’ils pensent maîtriser. Et ça, les opérateurs de paris sportifs l’ont très bien compris. D’autant plus que le marché est énorme: au troisième trimestre 2020, 70% des joueurs ont moins de 34 ans et le foot représente 64% des mises engagées selon le dernier rapport de l’Autorité nationale des jeux (ANJ).
Les publicitaires qu’on aime dépeindre comme cyniques, froids, avides et calculateurs ne faillissent pas à leur réputation pour le coup. Même s’il est vrai qu’il n’y avait rien de bien compliqué. Le postulat de départ est simple : historiquement, il y a un déterminant social qui fait que les jeux d’argent trouvent un terreau ultra-fertile chez les pauvres. A l’ère du tout digital, l’équation est donc simple, il faut viser les jeunes pauvres. Si l’on se passe de toute étude ethnico-sociale on sait directement où trouver la grande majorité d’entre eux. Allez hop, ruée sur la banlieue.
Tacos, casquette, guerre d’égo et pros des pronos
Puisqu’il faut viser ces jeunes des cités alors allons-y et surtout mettons les clichés pourris qui les accompagnent. L’intégralité des spots publicitaires, quelque soit l’opérateur, répond bêtement à cette logique. Et donc on y retrouve pêle-mêle des slogans en graffiti, des jeunes, métis ou de couleur de préférence, mis en scène au pied des tours, à zoner dans une voiture, traîner dans un snack, chez le barber ou en train de regarder du foot entre potes. Sapés et coiffés façon urbaine entre casquettes, sacoches et coupes afro, ils sont les parfaits étendards de ce que l’on attend d’un bon jeune de banlieue dans les brainstormings. Ajoutez à ça des scénarii de pub ainsi que des devises, martelées jusqu’à l’overdose, pour stimuler leur égo et les invitant à devenir le roi du quartier, à vibrer comme jamais mais surtout à encaisser toujours plus. Enfin, nouer des partenariats avec des icônes prisées par ce public comme Hatik, Gradur ou Momo Henni termine d’accrocher ce public déjà bien attentif.

On omet volontairement de disserter plus longuement sur les sponsorisations des maillots ou des shorts, ainsi que l’omniprésence de ces publicités sur Snapchat et Facebook. Un rapide tour sur les comptes Twitter de Winamax, BetClic ou Unibet achèvent le tableau. Totalement interchangeables entre eux, toutes leurs publications se ressemblent et visent à rendre les marques très cools en usant et abusant des codes de la jeunesse sur Internet entre memes et expressions urbaines, avec en toile de fond l’objectif ultime de les attirer chez eux. Par ailleurs, la promesse de l’argent facile n’est pas que l’apanage des sites de paris en ligne. Tout un petit écosystème de pronostiqueurs ‘pros’ s’est développé. Tout aussi cyniques que les marques, ce sont directement des jeunes lambdas et surtout pas trop cons qui distillent leurs conseils pour encaisser un max avec des simulacres de tableaux de traders, des emojis en sueur et un vocabulaire bien précis mais faussement connaisseur jonglant entre safe, skip, bankroll, bad run etc. Sévissant généralement sur Snapchat ou Telegram, les plus organisés d’entre eux parviennent à se rendre visibles en achetant des sponsorisations ‘innocentes’ pour apparaître dans des stories ou des chaînes ultra populaires chez les (très) jeunes comme Salade Niçoise par exemple. D’autres se payent les services d’influenceurs de la télé-réalité. Et tout ce beau petit monde encaisse bel et bien de l’argent, mais pas grâce aux paris ou à leur fabuleuse expertise sportive, mais grâce aux partenariats noués avec les… opérateurs. Ils empochent une commission sur chaque inscription ou dépôt d’argent.

Le gâteau de la FDJ
Jusqu’en 2010, seule la Française des Jeux (FDJ) avait le monopole sur ce juteux marché. Alors quand la réglementation s’est assouplie et a ouvert le système à la concurrence, les chiens ont été lâchés. Tirant profit d’une communication infiniment plus agressive et online que la FDJ, les bookmakers ont croqué avec frénésie dans ce nouveau gâteau, se tirant la bourre comme des dingues. Avec des résultats qui ne se sont pas faits attendre : en 2017, les paris sportifs sont devenus le premier secteur du jeu d’argent en France. Autres chiffres plutôt éloquents : au troisième trimestre de 2020, l’Autorité nationale des jeux (ANJ) a mesuré le volume de mises le plus élevé sur un trimestre depuis dix ans ; les paris sportifs ont augmenté de 49 % par rapport à la même période en 2019. Ils représentent 56 % du chiffre d’affaires global.
On imagine aisément que dans les bureaux de Winamax ou BetClic des types se frottent les mains et se congratulent tous les premiers lundis du mois en regardant les courbes de chiffre d’affaires pointer sans cesse vers le haut, mais pour d’autres ces pourcentages s’avèrent réellement inquiétants. Notamment pour Armelle Achour, présidente de l’association SOS Joueurs et psychologue, qui qualifie le phénomène de « catastrophe. » Les chiffres de Santé publique France parlent d’eux-mêmes. Dans son barème de l’année 2019 des jeux d’argent et de hasard, l’organisme a calculé la part des joueurs « à risque modéré » et celle des joueurs aux pratiques « excessives ». « Les paris sportifs représentent le risque le plus important au plan individuel : la part des joueurs à risque modéré est trois fois plus importante que pour les jeux de loterie et la part de joueurs excessifs six fois plus élevée. »
Je ne parie jamais sur l’OM. Déjà sans mettre d’argent sur eux ils me rendent fou… Alors imagine si je les mets gagnants et ils se font taper contre Saint-Etienne ou Reims, frère je casse tout.
Yacine, tout dans la demie mesure
L’Observatoire des inégalités ajoute même : « Près de 60% de joueurs à risque ou pathologiques ont des revenus mensuels nets inférieurs à 1 100 euros et la quasi-totalité a au mieux un niveau d’études équivalent au baccalauréat. » D’après ce baromètre, les joueurs excessifs ou à risque modéré sont plutôt des hommes jeunes appartenant à des milieux sociaux modestes. Tiens, tiens. Les motifs d’inquiétude restent nombreux malgré les mises en garde, certes timides, et les exemples de joueurs qui ont connu la banqueroute. Armelle Achour récite un triste décompte « 1 300€ de revenus et plus de 40 000€ de dettes, 130 000€ d’héritage familial dilapidé, des étudiants endettés, des vies plombées… » Pour Marc Valleur, psychiatre spécialiste du jeu à l’hôpital Marmottan le problème est clairement identifié « En ce moment, le problème ce sont les paris sportifs. Ce sont des hommes, jeunes, qui pensent qu’ils sont plus forts que les autres parce qu’ils connaissent très bien un sport. Il y a une parenté avec les toxicomanes. Ils pensent qu’ils vont maîtriser le hasard, leur destin. La priorité c’est d’arriver à les convaincre qu’ils n’arriveront pas à rembourser leur dette en jouant. »
« Parfois je me rends compte que j’ai perdu un paquet d’argent en peu de temps, concède Yacine. Mais comme il y a toujours un match sur lequel parier, je me dis que je vais direct me refaire. Dis-toi que je me suis retrouvé à miser sur des trucs complètement hors-sujet : des matchs de basket féminin en Asie ou du baseball alors que je sais même pas à quoi ça ressemble.
L’appauvrissement de l’analyse football
Aujourd’hui, il est possible de passer une semaine entière à regarder au minimum deux matchs par jour. Pourtant, l’analyse football de la jeunesse et du grand public semble se paupériser à vue d’œil.
D’une part par l’explosion de la pratique des jeux vidéos, surtout FIFA en réalité. Certains joueurs ont tendance à ne plus réellement regarder les matchs tout en continuant à se buter sur du football virtuel. Ainsi, leur analyse n’est plus faite à partir du vrai terrain mais plutôt des stats et des notes décidées par EA Sports. Combien de fois avons-nous malheureusement entendu : « Ouais mais lui il est pourri sur FIFA, il va pas assez vite » pour juger du niveau réel d’un joueur ? La seconde tendance qui appauvrit l’analyse du football, c’est bien évidemment l’avènement des paris sportifs. Nombre de parieurs ne regardent pas les matchs sur lesquels ils ont misé. D’autres connaissent par cœur les dernières statistiques, les résultats des confrontations sur les dix derniers matchs ou les meilleurs buteurs de chaque équipe, mais ne savent même pas à quoi ressemble le jeu ou les maillots de ces mêmes équipes. Ils analysent les résultats, et seulement les résultats, en les interprétant uniquement par le prisme des cotes et des combinés. Il s’avère donc impossible de parler football avec eux. Tout ne tourne qu’autour du pari et de l’argent. Les parieurs voient uniquement ce sport comme un prétexte pour gagner de l’argent facilement… comme les opérateurs de paris en ligne finalement ! Pour beaucoup, les joueurs sont des notes et les équipes sont des cotes. Adieu le foot et le jeu.

Le large choix des sites/applications, la multiplicité des matchs ou des sports et le fait de pouvoir parier avec son téléphone en quelques secondes depuis sa poche sont autant de facilitateurs ou d’éléments qui incitent à (re)plonger. Si l’on ne s’oriente pas rapidement vers une régulation de la publicité, à l’instar de l’alcool ou du tabac, la suite pourrait s’avérer compliquée pour ces nombreux jeunes à la recherche d’un simple moyen de se faire de l’argent facilement, rapidement mais surtout légalement. (Trop) peu de voix s’élèvent pour dénoncer un cancer qui ronge le football, le sport et la société en général. Quand on sait que certaines personnalités bien moins urbaines comme David Ginola (PokerStars), Pierre Ménès (Unibet) ou Hervé Mathoux (BetStars) apportent leur légitimité, on s’entend bien sur ce terme, à la pratique on se dit qu’on est encore loin du compte. Annonceurs généreux quand il s’agit de sponsoriser les médias, surtout sportifs, les sites de paris s’épargnent en plus les critiques de ces derniers qui n’abordent jamais ce sujet du côté obscur.
Cyniquement mais parfaitement pris au piège de leur condition et de leur profil marketing bien marqué, les jeunes banlieusards ne semblent absolument pas en mesure de desserrer cette étreinte qui les drague puis les tue. Avec cette illusion de l’expertise, ils oublient ce qui fait le charme mais aussi le hasard du football.
« Le Barça ils m’ont niqué contre Cadix à faire match nul, tempête Yacine. J’avais un combiné de 50 balles avec une cote à 20, sérieux… Tous mes matchs sont passés sauf celui-là, c’était le plus simple wallah ! Je sens que sur la Ligue des Champions je vais faire un beau truc, genre Sterling buteur et l’Atalanta qui tape le Real. Par contre je regarderais pas les matchs ça va me tuer la soirée si ça passe pas. Je perds, j’arrête c’est officiel ! »
La retraite de Yacine des paris sportifs est cotée à 150. La passion du football on vous dit.